Quelques mots avec Théo Lessour à propos de son Nueva Germania, qui va sortir en mars prochain.
Théo, jusqu’ici tu as travaillé sur la musique (Berlin Sampler et Chaosphonies, tous deux chez Ollendorff & Desseins) ; comment en es-tu venu à écrire Nueva Germania ?
Par hasard. Un ami vous envoie un lien Wikipédia, vous le lisez, votre cœur s’accélère un peu. Je n’ai pas pensé « Oh, je vais écrire quelque chose qui ne parle pas de musique cette fois », mais j’ai commencé à plonger dans cette histoire et à réaliser que j’écrivais dessus avant même d’avoir vraiment formalisé le projet… De là je me suis dit qu’effectivement il était peut-être temps pour moi de faire une escapade hors de la musique…
Je crois que le fait que le personnage principal soit aussi odieux et aussi idéaliste à la fois m’intéressait beaucoup… Philippe, qui m’a parlé de Nueva Germania pour la première fois, est réalisateur de films, on a un moment pensé essayer de pondre un scénario de cinéma autour de cette histoire. L’idée a été mise de côté mais à ce moment-là j’étais déjà trop plongé dans tout cela pour abandonner.
Qu’est-ce qui t’a tant intéressé dans la vie pathétique de Bernhard Förster ?
L’absurdité et l’exotisme de son projet tout d'abord… L’impression de voir en « vrai » un film de Werner Herzog… Aller « retrouver Wagner » en partant vivre dans la jungle la plus marécageuse et la plus isolée possible, ça n’est quand même pas rien… Une joie mauvaise aussi, une Schadenfreude, voir souffrir des antisémites protonazis dans la jungle, c’était un peu Indiana Jones dans la vraie vie… Mais je sentais qu’il y avait autre chose là-dedans, sans encore trop savoir quoi… Peu à peu, comme mes recherches devenaient plus précises et plus profondes et que je me confrontais aux sources brutes conservées de l’époque, les trois thèmes principaux de ce récit se sont plus clairement dessinés.
D’abord, l’histoire d’un homme qui a une idee stupide et s’y accroche, en fait une affaire d’honneur et de fierté, et en meurt. L’histoire d’un coeur malade à la poursuite de sa fierté. L’histoire d’un idéaliste romantique, aux idées dévoyées, affreuses, dans lesquels pourtant il met toute sa soif de pureté, d’élévation… D’un homme chevaleresque, au mauvais sens du mot, qui pèse l’estime qu’il a de lui même à sa capacité à l’idéalisme. La seule image qu’il peut accepter de son miroir est celle d’un « grand homme », tout dans sa vie est une poursuite d’une grandeur à peu près impossible à atteindre – et on finit par se demander d’où lui vient cette exigence… Ce sentiment de fierté blessée nous coûte à mon avis très cher en 2018. Aux États-Unis par exemple, ç’a clairement été le moteur de l’élection de Trump, de l’émergence de l’alt-right… Je crois aussi que Daech recrute autour de ces questions de fierté, en se positionnant comme une organisation capable de redonner de la fierté d’exister à des gens qui l’ont perdue en chemin. « Tu mourras, mais tu mourras fier. » Plus elle est blessée, la fierté, plus la réparer demandera dans la tête de celui qui s’estime rabaissé en dessous de sa condition un geste extraordinaire… Et d’ailleurs, évidemment, j’ai moi-même dans mon existence eu quelques épisodes de fierté malmenée qui m’ont beaucoup marqué et m’ont conduit à m’y intéresser… Je ne prétends pas du tout avancer une théorie là-dessus cela dit, simplement en faire un genre d’étude de cas, rien de plus.
Ensuite un exotisme, un voyage au Paraguay et dans l’Allemagne des années 1880. Quand on commence à se prendre au jeu de la recherche, tout devient passionnant. Les objets, la nourriture, la vaisselle, les vêtements, techniques agricoles, machines à vapeur, les transports, le télégraphe. Les prix. Le commerce. Mais aussi, au-delà des idées, les mœurs, les manières de s’exprimer, de se comporter… Là dessus, les pionniers, les chevauchées dans la jungle, les propriétaires terriens, les indiens, les peones, etc., etc., etc. J’espère que le lecteur retrouvera cette joie de voyageur spatio-temporel…
Enfin, et peut-être surtout, même si j’avoue que ce n’était pas la première chose qui m’a attiré dans cette aventure, une réflexion sur les « poisons de l’Europe » comme le dit Nietzsche, l’antisémitisme et le nationalisme, pris à l’heure du loup, à l'aube de la catastrophe… C’est assez terrifiant de voir que le discours actuel de l’alt-right et des divers conservateurs « décomplexés » est exactement le même qu’en Allemagne en 1880. Le passé idéalisé (Make XXX Great Again). L’ennemi intérieur. L’Aryen qui est toujours une victime (en 1880 déjà, à l’heure de la colonisation de l’Afrique et de l’Asie, l’Aryen était bien évidemment une victime, il luttait contre sa prochaine disparition, etc.). Franchement, l’histoire nous ressert les plats à l’infini. Le passé éclaire donc évidemment le présent…
As-tu fini par ressentir de la sympathie pour Förster, qui n’est quand même pas exactement un héros sympathique ? As-tu eu la peur de lui donner un nouvel espace à lui et ses idées ?
Ah. La question qui tue. De la sympathie non jamais. De l’empathie, oui peut-être, parfois. Un intérêt d’entomologiste pour la manière de son comportement. Et, à un ou deux moments, de l’impatience : quand il explore pour la première fois le Paraguay pour chercher un terrain à Nueva Germania, qu’il a une phase presque extatique, j’ai le sentiment qu’il aurait pu être guéri et donc oui, je crois qu’à ce moment je souhaite sa guérison, je souhaite pouvoir ressentir de la sympathie pour lui, parce que vraiment ses idées sont une maladie et on peut peut-être espérer qu’il s’en tire, qu’il finisse par les exorciser, qu’il puisse consacrer sa folle énergie à autre chose… J’avais un ami d'enfance devenu petit fasciste à 16 ans, il traînait avec le GUD. Il s’est retrouvé un jour en couverture de l’Express ou de l’Obs un cocktail molotov en main, un foulard sur la gueule, une croix celtique sur sa veste en jean. À ce moment-là, il a réalisé, en voyant la couv chez lui, ses parents qui lisaient le magazine et ne savaient même pas… Et sa phase fasciste s’est terminée d’un seul coup. Il s’est vu dans sa pitoyable réalité… Pour parler comme un curé, il a été sauvé, il s’est sauvé lui même plutôt… À 16 ans c’est encore possible de se guérir. À 45 évidemment, c’est plus compliqué…
Bon, quant à la lumière sur ses idées. Non, c’est l'inverse. Ces idées sont là, qu'on le veuille ou non… et je ne crois pas que Nueva Germania va aider à leur diffusion, j’ai le petit et humble espoir que mon texte puisse même aider à mieux lutter… Je crois qu’il faut les connaître. Je n’ai pas du tout envie d’en débattre, parce ce que ce ne sont pas selon moi des idées sur la manière d’organiser la société, mais des produits de pathologies qu’on rationnalise ensuite comme des « grandes » idées. C’est en tous les cas comme ça que je le vois chez Förster. Je n’ai pas du tout envie de débattre avec un Finkielkraut sur la cinquième colonne islamiste qui va manger la France. J’ai envie par contre de savoir quel genre de ressentiment nous mène à cette galère. Quel genre de blessure intime l’a mené, lui, Förster, dans le trou qu’il se creuse… Et de là, peut-être, comment on pourrait trouver des dérivatifs au ressentiment (je suis un soixante-huitard égaré et je crois au pouvoir de l’art, de l’extase, de la sexualité…), et à l’humiliation systémique que nous fait vivre le capital. C’est à mon avis la clef de nos infinies emmerdes. Le capital. Les vies misérables, ou au moins le sentiment d’avoir une existence misérable…
Cela dit, Nueva Germania raconte une histoire qui doit se suffire à elle-même. Je ne prétends pas du tout poser avec cet ouvrage la moindre théorie formulée depuis son A jusqu'à son Z. Peut-être juste une méditation, un début de réflexion.