1. Comment tʼest venue cette idée dʼun Spinoza par les bêtes ?
[AS] Sans doute au départ, en raison dʼune certaine mélancolie — qui fait dʼailleurs lʼobjet dʼun chapitre : dʼun découragement général devant lʼhumain, et dʼune défiance, dʼune impuissance à lʼégard de la parole, toujours exposée à lʼinterprétation vicieuse, même des meilleurs. Il y a un moment où il faut reprendre les choses par le plus élémentaire : lʼanimal est là pour ça, si je puis dire. En phase dʼaphasie, je mʼen suis fait une méthode. Jʼavais envie de présenter le spinozisme sans énoncer la moindre thèse, sans rien dire.
Il est notoire que la philosophie de Spinoza est dʼun abord difficile. Alors on se tourne vers les commentaires, que lʼon trouve encore plus austères — éliminant tout pittoresque, toute porte dʼentrée. Le système (si cʼen est un) prend lʼaspect dʼun bloc impénétrable, quelque chose de plus minéral quʼanimal ou vivant (voir le dessin quʼAlia a fait de la « spinozite », un minerai pas commode). On étouffe. Dʼoù lʼidée, ou plutôt la nécessité, pour moi, de mʼy introduire par la bande, par le détail qui résiste et intrigue. » suite…
Et de fait, le pittoresque, lʼillustration joue chez Spinoza un rôle important, peut-être aussi important que la démonstration. Spinoza a pris soin de placer ici et là des exemples surprenants, comme pour nous éveiller du sommeil dogmatique sécrété par le ronron démonstratif. Souvent ces exemples sont très amusants : par exemple, celui dʼune maison sʼenvolant dans la poule du voisin, dans un scolie qui parle de lʼidée de Dieu, cʼest assez cocasse.
Quant au choix des bêtes il sʼest imposé de lui-même : il y a tant dʼanimaux plus ou moins étranges, qui selon toute apparence nʼont rien à voir les uns avec les autres : de simples exemples, expressions toutes faites, animaux réels ou fantastiques…
Lʼidée de résumer le spinozisme à partir des bêtes est dʼinspiration délibérément oulipienne : dresser un catalogue complètement arbitraire, et chercher une logique — mieux : singer les commentateurs, reconstituer le système mais à partir de la seule recension des animaux, et — maniaquerie universitaire oblige — de tous les animaux sans exception (ma hantise : jʼai dû en oublier au passage). Cʼest une idée poétique, cʼest pourquoi le poète est la seule figure humaine qui a droit à entrer dans la ménagerie (comme le pianiste dans le Carnaval des Animaux).
2. Quel rapport avec le « bestiaire » ?
[AS] Au début, je pensais vaguement au bestiaire dʼApollinaire, à la figure dʼOrphée entraînant les animaux, avec la série de vignettes discontinues et illustrées par Dufy, afin de rompre avec lʼexigence universitaire et maladive de complétude. Puis je me suis renseigné : un bestiaire, cʼétait au Moyen Âge un recueil imagé, avec des enluminures merveilleuses, célébrant lʼœuvre et les enseignements de Dieu à partir dʼanimaux réels ou fantastiques, sous lʼangle du finalisme (la providence), qui est précisément la doctrine à laquelle Spinoza sʼoppose.
Ce dernier nʼaurait-il pas conçu sourdement une sorte de « contre-bestiaire » ? Les animaux de Spinoza ne sont porteurs dʼaucun message divin, et ne sont pas du tout, pour la plupart, au service de lʼhomme. Au contraire ils illustrent la place toute relative de lʼhomme dans la nature, et aussi la brutalité de la conception spinoziste du droit, identifié à la puissance. Mais en même temps, dans un sens plus ancien, qui remonte à lʼAntiquité, le bestiaire est le gladiateur qui affronte les bêtes sauvages. Et ce mot convient aussi fort bien à Spinoza, qui — en dépit de son naturalisme — ne cesse de lutter contre les tentatives de réduction de lʼhomme à la bête. Lʼhomme fait partie de la nature, certes ; mais il nʼest pas pour autant semblable à lʼanimal. À tel point que le péché dʼAdam, selon Spinoza, fut précisément dʼavoir imité les animaux : interprétation qui donne à penser.
Dʼoù le second aspect du livre, qui vient tempérer le premier : que reste-t-il de lʼhomme, quelle est la spécificité humaine, dans une philosophie qui rejette les spécifications traditionnelles par lʼâme, le libre arbitre, le droit, etc. Les Animaux ont aussi une âme, des affects, des droits… mais pas comme nous. Le mot même de bestiaire contenait donc tout le sujet, dans la pluralité de ses sens. (Il y a encore un troisième sens, intermédiaire : le bestiaire est le lieu où lʼon enfermait ces bêtes sauvages. On trouve ce sens du mot dans Les Lions de Victor Hugo. Jʼaime aussi cet aspect zoo, où je pouvais entasser à loisir, et le lecteur se promener sans être mené.)
Bref, le mot de bestiaire me plaisait dès le début, et ces trois sens que jʼai découverts en cours de route mʼont conforté.
3. As-tu une culture de la bédé ou du dessin ?
[AS] Jʼai longtemps cultivé la bande dessinée à lʼégal de la littérature ou plus tard de la philosophie, au point dʼêtre plus ou moins persuadé, et pendant longtemps, dʼhabiter à Donaldville. Mais cʼest dire aussi quʼil nʼy avait aucune continuité : je passais de lʼun à lʼautre comme on passe de la veille au rêve. Les rares tentatives que jʼai faites pour établir des points de jonction furent gravement moquées et je me le suis tenu pour dit… jusquʼà la proposition de maître Ollendorff.
Joindre et rassembler nos divers « côtés » que la société sépare est lʼactivité dʼune vie.
4. Le dessin peut-il aider à penser ?
[AS] Le dessin, me semble-t-il, sert surtout à cristalliser la pensée. Et cʼest très utile pour Spinoza, dont la pensée procède par succession indéfinie dʼéclairs, à tel point quʼon finit par sʼépuiser à voir tout sʼenchaîner à grande allure. Le dessin arrête, et réjouit notamment lorsquʼil ouvre des perspectives inédites, sans imposer une autre pensée. Il rythme la pensée, ou lui sert de contrepoint.
5. Y a-t-il des exemples de dessins dʼAlia qui tʼont fait infléchir tes idées ?
[AS] Je dirais plutôt que, lorsque le texte que je proposais était insuffisant, le dessin lʼétait aussi. Jamais Alia nʼa énoncé la moindre critique ; et toujours ses dessins commentaient positivement le propos. Mais ses dessins étaient dans ces cas-là des critiques immanentes. Je me suis toujours senti responsable des mauvais dessins (par mauvais jʼentends insuffisamment suggestifs), et de fait, jʼai dû alors reprendre mon travail.
Parfois dʼailleurs, le dessin nʼétait simplement pas à sa place, ou devançait ce que je devais dire. Le plus frappant fut au chapitre 26 : jʼavais dʼabord bâclé le résumé de la morale, et rabattu la position de Spinoza sur celle des stoïciens. Le dessin dʼAlia me lʼa montré aussitôt, et finalement nous avons gardé le dessin — mais pour illustrer ce que Spinoza critique.
Dʼune façon plus générale, la tonalité du livre a été modifiée par le dessin. Quand jʼai lancé, au chapitre 8, des défis à Alia — dessiner une mouche infinie, un éléphant passant par le chas dʼune aiguille —, je ne savais pas ce que je faisais ! Quand jʼai vu quʼelle les avait relevés, ça mʼa un peu décontenancé dans mon dogmatisme et il a fallu mʼadapter.
6. Des conflits, des désaccords avec Alia ?
[AS] Non, car nous ne travaillions pas dans le même attribut. La relation entre le texte et le dessin était à peu près semblable à celle que Spinoza établit entre lʼâme et le corps : aucune relation de cause à effet, mais deux expressions dʼune seule et même réalité, lʼune prenant le relais de lʼautre, selon les besoins.
Ce qui mʼa frappé, cʼest la faculté dʼAlia à saisir par un dessin bien au-delà de ce que jʼavais dit. Au point que jʼai pu couper pas mal de passages, pour éviter la redondance. Jʼapprécie aussi sa manière dʼaller toujours dans un sens imprévu, et de ne jamais faire ce quʼon attend, ou demande.
7. Introduire à un philosophe pour un public non-philosophe, est-ce difficile ?
[AS] Oui, parce que les philosophes, et notamment les historiens de la philosophie, sʼappuient dʼordinaire sur un rapport de connivence avec leur public : ils nʼont pas à justifier leur propos, ils peuvent se permettre de commencer par nʼimporte quelle question. Cela nʼest plus possible ici. Et Spinoza est précisément un philosophe qui sʼadresse dʼemblée à un public de philosophes : il le spécifie lui-même à plusieurs reprises. Et pourtant, cʼest aussi le philosophe qui parle à un public non-philosophe, comme lʼa observé Deleuze.
Lʼécueil est de prendre la posture du magistère. Le succès public du spinozisme est souvent dû à des « prophètes », qui sʼattachent à coller des étiquettes ou des étendards. Pour éviter ce travers, je me suis obligé à ne pas énoncer la moindre thèse, à ne pas dire : le spinozisme est un …isme. Et à laisser le plus possible la parole au texte, au besoin en laissant des questions en suspens… Et puis, en fait dʼétiquettes, les dessins cʼest tout de même plus rigolo.
8. Comment travailles-tu ?
[AS] Je partais des exemples animaliers, et mʼefforçais dʼy concentrer toute la pensée quʼils illustraient. Ce qui mʼa demandé des recherches très précises, parfois hautement techniques pour ressaisir le développement arrivant à lʼanimal ; puis je me demandais comment rabattre tout cela sur lʼexemple — et je renonçais alors aux trois-quarts de mes notes. Cʼest là quʼintervient la rêverie. Il faut croire possible ce qui, à première vue, paraît totalement impossible et absurde. Travail de réduction, donc, qui sʼachevait avec la découverte du dessin.
Dʼautre part, la construction du livre mʼa beaucoup occupé. Le principe étant celui dʼune double lecture possible : soit linéaire (on suit grosso modo lʼordre de lʼÉthique, en dix séries de triades), soit arbitraire. Aucun chapitre ne doit être indispensable pour comprendre les autres. Avec une philosophie telle que celle de Spinoza, ce nʼest pas facile à faire. Bon, je me suis autorisé un peu de mystère…
9. Tu as fais tes traductions toi-même : raconte-nous un peu ton parcours de spinoziste…
[AS] Mʼa toujours intéressé la lettre du texte, au-delà des commentaires qui prétendent délivrer le sens dʼune philosophie en faisant abstraction de sa forme. Cela me paraissait aussi absurde autant que de vouloir traduire de la poésie en une autre langue (cʼest dʼailleurs une activité que je pratique aussi).
Cʼest pourquoi mes études de spinoziste étaient quasi des études littéraires, et pourquoi aussi jʼai toujours refait les traductions, ce qui permet dʼemblée de se dégager de lʼemprise des commentateurs. Quand on voit que dʼadmirables reconstructions sont fondées sur des faux-sens ou des contresens, on se soigne vite de lʼadmiration. Le danger de cette procédure, cependant, si cʼen est un, est de finir par ne plus voir que des formes, et de ne plus faire que contempler ou réciter le texte avec la vénération dʼun catéchumène.
Lʼidée du bestiaire mʼa contraint à faire ce que je nʼavais jamais fait, et que jʼavais même délibérément refoulé : reconstruire le système global par dʼautres moyens. Finalement, le faire par les bêtes vaut bien nʼimporte quelque ordre linéaire ou thématique.