Nietzsche lʼÉveillé est un essai illustré dʼintroduction à Friedrich Nietzsche via le prisme du bouddhisme zen. Histoire de dépasser les rôles convenus de provocateur atrabilaire ou de poète réactionnaire quʼon lui attribue trop souvent. Car ce livre sʼadresse à ceux qui ont déjà lu Nietzsche comme à ceux qui souhaitent le découvrir. Dʼune pierre le lecteur avisé fera donc deux coups, bondissant de la pensée occidentale à la pensée orientale — et retour. Avec une question : Nietzsche, qui sʼétait un jour déclaré « Bouddha de lʼEurope », nʼenseignait-il pas lʼéveil au sens bouddhiste du terme ?
La présentation de Yannis Constantinidès révèle une étonnante similarité de pensée, « un étrange air de famille » entre le penseur allemand et le maître Dôgen, moine bouddhiste japonais du XIIIe siècle. Damien MacDonald, dans ses illustrations, sait alors reprendre la balle au bond pour nous donner à voir cette proximité des deux pensées : collisions, fusions, étrangeté et inachèvement — sans oublier lʼhumour bien sûr, condition première de lʼéveil.
Nietzsche lʼÉveillé ne donnera pas au lecteur sa ration sensationnelle de penseur fou à la furieuse moustache — même si nous ne pouvons garantir un ouvrage totalement moustache-free —, théorisant à coup de marteau la mort de dieu, le surhomme sans morale, « par delà bien et mal », et toute cette sorte de choses qui mirent le siècle suivant dans lʼembarras, pour ne pas dire dans le sang.
Le Nietzsche éveillé est certes rieur, mais loin du démon sarcastique et cruel quʼon décrit parfois. Lʼessai fait la part belle à cet autre pan de lʼœuvre du philologue-philosophe, ce pan qui touche à la grâce et à lʼillumination (on le sait, lʼéternel retour lui fut une illumination et il aimait ceux qui pensent avec leurs tripes), qui spiritualise le corps, reconnaît ses faiblesses mais sait aussi sublimer la vie quotidienne — la faire toucher au sublime — en la vivant pleinement.
Maître Dôgen comme Nietzsche ont enseigné la pensée du corps. Ils ont cherché à se défaire de lʼillusion du dualisme corps / esprit, à aller au-delà des a priori perceptifs, sociétaux, que nous posons et nous imposons, ces repères factices qui balisent la réalité en la réduisant à ce que nous pouvons en comprendre. Penser avec le corps, cʼest investir le réel, cʼest se débarrasser de nos illusions et de nos préjugés, cʼest se débarrasser des soucis et des jugements qui réduisent nos perspectives sur les choses. Alors quʼil nous faudrait pouvoir les multiplier. Ce travail de spiritualisation du corps sʼexerce par une attention spéciale donnée aux petites choses, aux « choses les plus proches », à la « pratique ». Lʼéveil est une quête dʼune pensée délestée de notre rapport intellectuel au monde.
Lʼéveil que recherchent Nietzsche et le maître Dogen se situe donc ici ; il a lieu maintenant. Ni dans un futur meilleur, ni dans un autre monde. Cʼest ce que nous dit lʼénigme de lʼéternel retour, proche dans son mystère des énigmes insolubles, les koân qui aident à la concentration des méditants. Il nʼy a ni paradis ni shambhala. La transcendance — lʼéveil — sʼatteint donc dans lʼimmanence, ici et maintenant. Puisque cʼest là tout ce que nous avons. Il nʼy pas dʼautres rives, « lʼhorizon de lʼinfini » est là, à la portée de ce corps-là, une fois quittées nos fausses perceptions réductrices. Dit en termes bouddhistes : le samsara et le nirvana ne font quʼun.
Damien MacDonald sʼest chargé de faire le pont entre les temps et les lieux, entre les corps et les esprits, entre le texte et notre rêverie. Il nous représente le Japon des samouraïs, le corps méditant des bouddhistes et quelque chose de la Vienne du début du XXe siècle visitée par Topor. Un Nietzsche élégiaque naît peu à peu sous ses pinceaux et leurs matières. Des funambules croisent des créatures moins célestes dans un chassé-croisé qui suggère à sa façon ce que Dôgen appelle le « corps vrai de lʼhomme », qui sʼélève grâce à lʼÉveil à la hauteur de « lʼunivers entier des dix directions ». Damien MacDonald nous ouvre une porte sur la dimension cosmique du corps méditée par Nietzsche comme par Dôgen.
Damien MacDonald est auteur de pièces de théâtre et réalisateur de documentaires. Il est aussi, et cʼest heureux, dessinateur. Nietzsche lʼÉveillé est son premier livre.
♣ Raconte-nous ton parcours de dessinateur / illustrateur…
[DMD] Mon histoire avec le dessin commence le jour où jʼai été capable de tenir un stylo. Enfant, je dessinais de manière systématique des bonshommes à la tête triangulaire avec des muselières dans des forêts de feus rouges. Jʼai toujours eu besoin du dessin comme dʼun deuxième langage, quasi compulsif. » suite…
Yannis Constantinidès — Ancien élève de lʼÉcole normale supérieure, agrégé et docteur en philosophie, il enseigne à lʼEspace éthique de lʼAP/HP et à lʼuniversité de Gand en Belgique. Il est membre du comité de rédaction de la revue littéraire et philosophique La sœur de lʼange. Il est lʼauteur dʼune anthologie de textes commentés de Nietzsche chez Hachette (collection « Prismes », 2001) et prépare un ouvrage sur Nietzsche et le culte ambigu du corps (Bourin éditeur, à paraître en octobre 2011). Il a également traduit des textes de Feuerbach et de Schopenhauer et édité des manifestes de Marinetti et des pamphlets de Joseph de Maistre et de Julien lʼApostat aux éditions Mille et une nuits.
♣ Raconte-nous ta rencontre avec Nietzsche.
[YC] Une rencontre fortuite, mais précoce. Cʼétait au salon du livre de Beyrouth en 1987 (jʼavais 15 ans). Je suis tombé par hasard sur Le gai savoir et Par-delà bien et mal et je les ai achetés en ayant la vague impression dʼavoir déjà entendu parler de cet auteur au nom séduisant. Les livres importés de France coûtaient cher à lʼépoque, cʼétait donc un véritable investissement ! » suite…
Nietzsche lʼÉveillé entame une carrière internationale. Le titre est disponible en coréen.