Présentation par lʼéditeur
Hegel. Le nom seul interdit. Serait-ce un monument ? Une façade redoutée ? Une sorte de Loubianka de la pensée qui fait quʼon presse le pas en traversant la place — quʼon abrège sa pensée lorsquʼon doit sʼy confronter ? Ou sʼagirait-il dʼun mausolée, un vestige, la trace dʼune arrogance brisée par lʼhistoire ? Une sorte de muraille de Chine alors, un vain défi à lʼétendue, à lʼabsolu — mais un défi suffisamment imposant pour nous interdire.
Que dit Hegel qui nous interdit ?
Que disait-il ? En quoi demeurons-nous nécessairement hégéliens — lorsquʼil est question de questionner notre présent, de lui porter la contradiction, de refuser les lieux communs ? Lorsquʼil est question de sʼindigner contre les manœuvres dʼabêtissement toujours plus insidieuses de nos maîtres ?
Ce nʼest pas que Hegel soit une solution. Nous ne recherchons pas de solution. Nul nʼa jamais besoin dʼune solution. Nous recherchons — difficile à dire… Nous recherchons lʼépure, le point de déclenchement de la pensée, un point de départ qui nous permette dʼévaluer — évaluer le temps présent, les contradictions à lʼœuvre, notre rôle, dicté ou improvisé, dans cette vaste comédie — mais qui dicte ? qui improvise ? » suite…
Les Larmes de Hegel, co-réalisé(es) par Olivia Bianchi et Édouard Baribeaud, a pour premier mérite de dégager la voie encombrée de commentaires et dʼidées préconçues qui ont obscurci le propos du philosophe et de nous livrer un accès direct à ce que dit Hegel — quʼil sʼagisse de la Raison dans lʼhistoire, de la Phénoménologie de lʼesprit, de lʼEncyclopédie des sciences philosophiques ou des Principes de la philosophie du droit, pour sʼen tenir à quelques « monuments ». Cet accès nʼenjoint rien : il ne dicte rien ; Olivia Bianchi pose à lʼaide de citations clés des jalons, des sortes de cairns au long dʼun cheminement dans la pensée de Hegel qui ne manque pas (ce cheminement) de rappeler quʼil nʼest pas le seul possible, mais qui insiste aussi sur lʼampleur des développements possibles, ici seulement suggérés, laissant au lecteur le loisir de méditer plus avant sur ce quʼil en retient, pour lui, ici et maintenant.
Lʼindiscutable mélancolie qui sourd des textes de Hegel — cette « philosophie du retard » comme le note subtilement Bianchi —, une mélancolie qui transparaît malgré lʼélan vital, conquérant, sûr de lui et dominateur, de lʼabsolu, nous est également restituée dʼune manière inattendue par les dessins de Baribeaud. À mille lieues du portrait de Schlesinger, ces illustrations permettent de démonter lʼimage dʼÉpinal du Berliner Professor et dʼapprocher au plus près, de sentir pourrait-on dire, la matérialité dʼune pensée totale, aiguë, peut-être ridicule parfois (gardons-nous cependant des anachronismes), mais si humaine finalement dans ses prétentions comme dans son évidence. Une pensée démiurgique, juvénile, injuste — mais espérante. Sans la moindre trace de poussière !
Un marathon philosophique
par Olivia Bianchi
Beaucoup de commentateurs sʼaccordent à dire de Hegel quʼil est un philosophe difficile à lire. Il est vrai que la complexité du propos et le style, avouons-le, peu amène de notre auteur forcent le lecteur à des contorsions de lʼesprit qui ont pu parfois entraîner dʼ« inouïs maux de tête »… Quiconque voudrait commencer par philosopher avec Hegel prend le risque dʼêtre très vite découragé dans son entreprise et de renoncer du même coup à satisfaire cette exigence hégélienne quʼest le besoin de philosopher. Et quelle issue fort dommageable ! car ce serait par la même occasion se priver de la lecture dʼautres auteurs sans doute plus adéquats pour mener à bien ce rite initiatique.
Alors, oui, lire Hegel exige une certaine maturité philosophique ; mais, celle-ci atteinte, mieux vaut encore le lire à dose homéopathique : un effet de surdosage peut également sʼavérer rédhibitoire. Bref, prétendre dʼemblée lire Hegel, cʼest un peu comme vouloir courir un marathon sans avoir jamais suivi dʼentraînements.
Oui, la réputation de Hegel est celle dʼun philosophe peu plaisant à lire, sans pétulance. Il nʼen demeure pas moins que son texte majeur, la Phénoménologie de lʼesprit, figure parmi les monuments de lʼhistoire de la philosophie. Et il nʼest que de compter les philosophes qui ont redéployé certains de ses concepts, tel celui de « la dialectique du maître et du serviteur » — concept à succès, sʼil en est, de la maison Hegel — pour sʼen persuader.
— Du reste, de quoi y est-il question ? » suite…
Sʼagit-il dʼune anticipation de la lutte des classes marxienne ? Pas uniquement — même si cette dialectique servira de modèle à Marx pour penser la relation conflictuelle entre le prolétaire et le bourgeois. Chez Hegel, voici la signification quʼelle prend : cette dialectique du maître et du serviteur met en scène une lutte à mort pour la reconnaissance de la conscience ; cʼest un schéma qui insiste sur la nécessité pour chaque individu dʼêtre reconnu comme un sujet — comme une conscience de soi. Et cette reconnaissance nʼest possible que dans le combat, dans lʼopposition avec une autre conscience de soi.
Car exister ne suffit pas : exister, cʼest déjà sʼopposer ! Cʼest ainsi que Hegel
interprétera le cri du nouveau-né : un cri de domination du monde, un cri adressé à tous les opposants potentiels. Freud, lecteur de Hegel, verra dans la figure du père ce premier opposant à lʼenfant, un père placé en travers du chemin, quʼil faut donc tuer, dans un meurtre certes symbolique mais tout à la fois nécessaire.
Ainsi Marx et Freud ont puisé de conserve aux sources de lʼhégélianisme pour élaborer leurs théories respectives. En revisitant à des fins critiques ou polémiques certains concepts ou analyses phares de Hegel, ils ont participé à lʼessor de lʼhégélianisme comme à sa renommée générale.
Tout comme Marx ou Freud, Hegel sʼest lui aussi inspiré de ses prédécesseurs. En témoigne le fameux « omni determinatio est negatio » de Spinoza qui hante tout lʼesprit de la dialectique hégélienne. De fait, on peut dire quʼil nʼy a pas de bonnes ou de mauvaises philosophies ; chacune apporte sa pierre à lʼédifice de la philosophie. Cet édifice, Hegel lʼa, en son temps, parfait, conscient que sa contribution serait nécessairement dépassée et quʼelle ne pourrait pas être ressuscitée.
On sʼinterrogera alors sur la raison dʼêtre de la présente introduction à la pensée de Hegel, une philosophie condamnée par son propre auteur à figurer dans les manuels ou autres anthologies philosophiques ! À vrai dire, il me semblait déjà important dʼécarter les idées reçues sur Hegel et sur lʼhégélianisme. Sur lʼhomme dʼabord, couramment décrit comme un fonctionnaire épris dʼordre et de force, un individu austère et sans charisme. Sur lʼhégélianisme enfin, souvent décrié pour son caractère obscur, illisible, inintelligible et abstrait.
En outre, il sʼagissait de dégager certains enjeux de la philosophie de Hegel, en les confrontant à une problématique contemporaine, afin que lʼon puisse juger de sa vigueur. Autrement dit, si, de lʼaveu même de Hegel, lʼhégélianisme ne peut pas être ressuscité, il nʼen demeure pas moins que certaines analyses lui survivent et sʼavèrent nécessaires pour penser notre époque. Un exemple tiré des Principes de la philosophie du droit nous éclairera sur ce point. Que nous enseigne-t-il ?
La dialectique des besoins conduit lʼhomme à développer un goût immodéré pour le superflu et pour le luxe. Or, plus le luxe atteint son comble, plus la misère est grande ! Et Hegel de poursuivre : plus la misère sʼaccroît, plus elle menace lʼordre établi dʼune nation… Comment sortir de cette impasse sociale ? Élémentaire : en faisant la guerre à lʼextérieur de ses propres frontières, afin de garantir sa paix intérieure ! Voilà qui peut nous éclairer sur bien des duperies politiciennes !
Dans cette introduction, sans vouloir oxyder le lecteur dʼune surcharge conceptuelle déjà suffisamment présente chez Hegel, je tenais, tout en fluidifiant le texte, à bien consigner fidèlement les grands moments de lʼhégélianisme, afin que le lecteur sʼapproprie de façon plus immédiate le contenu, quʼil saisisse la fulgurance de certaines intuitions et quʼil décide librement de la pertinence de son verbe. Librement : il me paraissait en effet judicieux de ménager un espace de réflexion non didactique, afin quʼil juge de lʼà-propos du philosophe dans les différents compartiments de sa philosophie.
Comprendre Hegel, soit ! Mais surtout, à partir de Hegel, saisir et comprendre le présent. Cʼétait dʼailleurs un des réquisits contenus dans la préface des Principes de la philosophie du droit : « Saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie. »
Lʼauteure
Olivia Bianchi est Docteure en Philosophie de lʼUniversité de Paris I (Panthéon-Sorbonne). À lʼissue de sa thèse consacrée à Hegel, elle a enseigné la philosophie de lʼart successivement à lʼUniversité de Paris X, à lʼUniversité de Paris 8 et désormais à lʼUniversité de Paris 7. Outre une série dʼarticles consacrés pour la plupart à des questions dʼesthétique philosophique, elle est lʼauteure de Hegel et la peinture (sa thèse de doctorat, 2003) et La haine du pauvre (2005), deux ouvrages publiés aux éditions de LʼHarmattan.
Trois questions à Olivia Bianchi
1. On imagine mal ou rarement un philosophe pleurant. Disons quʼon imagine mal Hegel versant des larmes. Est-ce une question dʼintimité ? dʼincompatibilité avec lʼexercice de la pensée ?
OB — Cʼest vrai quʼon imagine assez mal un philosophe versant des larmes. Deux exemples majeurs viennent pourtant contredire cette imagerie. Héraclite, dʼabord, qui pleure de tout quand Démocrite rit de tout… Nietzsche, ensuite, qui sʼeffondre en larmes, sʼaccrochant au cou dʼun cheval quʼil croit maltraité par son cocher sur la place Carlo Alberto à Turin en 1888. Autrement dit, un philosophe pleure soit par mélancolie (Héraclite) soit par la folie (Nietzsche). Dʼailleurs ces deux cas sont très voisins lʼun de lʼautre, la mélancolie pouvant dans certains cas se dégrader jusquʼà atteindre un état de folie furieuse. Dans un cas comme dans lʼautre, les larmes stigmatisent lʼabandon de la raison. » suite…
Pour répondre à ta question, lʼétrangeté éventuelle de la situation que tu évoques relève sans doute davantage dʼune incompatibilité avec lʼexercice de la pensée que de lʼintimité. Je te rappelle que Socrate, au moment de mourir, ne verse aucune larme ; il renvoie femmes et enfants à la maison, dans la sphère intime, pour sʼépargner ce spectacle qui ne le place pas dans de bons augures.
Pour ce qui est de Hegel, ce nʼest pas un homme du sentiment, du penchant subjectif. Les larmes de Hegel, ce ne sont pas tant celle de lʼhomme ou du philosophe que celles du monde en lequel lʼesprit se réalise dans la douleur. Dʼailleurs Hegel ne sʼapitoie guère sur le sort de ses contemporains ; il comprend la nécessité de dépasser la douleur et de dominer ses émotions. Or, comment dépasse-t-on la douleur ? Pas en se lamentant à la façon des romantiques, mais en agissant. Hegel est un penseur de lʼaction et non du sentiment.
2. À sa façon, Hegel incarne assez bien lʼimage stéréotypée de lʼhomme — le mâle — occidental de son temps. Est-ce automatiquement disqualifiant ? Quʼest-ce qui te fait passer outre cette disqualification ? Et que devons-nous retenir de ce « passer outre » ?
OB — Je ne suis pas certaine que Hegel incarne une image stéréotypée de lʼhomme occidental de son temps, celle du mâle, comme tu dis ; la tendance à son époque était plutôt au romantisme, au côté « féminin » de lʼhomme, dirions-nous aujourdʼhui dans un langage non essentialiste. Certes, Hegel reconnaît la dualité de lʼhomme et de la femme à partir de leur évidente différence sexuelle. Un passage des Principes de la philosophie du droit est à ce titre éclairant : Hegel compare le tempérament de la femme à celui dʼune plante et celui de lʼhomme à celui dʼun animal ! Pour lui, lʼhomme est « puissance et activité », la femme est « passivité et subjectivité ». Elle nʼa dʼavenir quʼau sein du foyer quand lʼhomme en a dans la Cité…
Mais peut-on reprocher à Hegel de nʼavoir pas anticipé les révolutions féministes ? Dʼêtre lʼenfant de son temps et lʼenfant des valeurs de son temps ? Je ne le crois pas et il me semble important de ne pas réduire la figure de Hegel à celle du mâle, et donc à la seule puissance sexuelle de lʼhomme ou à celle du géniteur… La paternité ne représente quʼun moment dans la vie dʼun homme, certes pas négligeable, mais insuffisant au regard des autres fins auxquelles lʼhomme doit se consacrer dans la société et dans lʼÉtat.
Il y a chez Hegel cette exigence quasi permanente de se réaliser, de sacrifier son moi abstrait au profit du moi concret. Hegel est proche dʼAristote ; il fait de lʼhomme est un animal social. Dʼun autre côté, je comprends cette identification que tu fais entre Hegel et la figure du mâle, mais je pense quʼelle trouve son explication dans le peu de cas que Hegel fait de la fonction sociale de la femme, comme je viens de le dire, et non dans une surestimation de lʼhomme et de ses qualités viriles. Dʼailleurs, les choses ont-elles beaucoup évolué depuis Hegel ? On peut en douter.
3. Lʼabsolu aujourdʼhui semble se contracter dans les réseaux de notre quotidien — obligations sociales (travail, famille, patrie) ou asservissements volontaires (religions, consumérisme, internet) — en ce que leur emprise atteint désormais des proportions inédites : cʼest un maillage dont la pesanteur semble infiniment fatale et dʼoù toute spontanéité semble avoir disparu.
Comment lis-tu, dans cette saturation des exigences qui sʼimposent aux vivants, le cheminement de lʼEsprit quʼévoquait Hegel ? Nʼavons-nous pas changé de paradigme de ce point de vue ? Ce cheminement reste-t-il lisible ?
OB — Cʼest vrai. On cherche un peu lʼabsolu dans nos sociétés consuméristes et vouées au culte de la communication… Et pourtant lʼesprit (ou lʼabsolu) ne déserte pas les réalités les plus futiles, mais sʼy aliène pour un temps. Ce sacrifice quʼil fait témoigne de sa grande libéralité. Je sais que tu nʼaimes pas beaucoup cette expression de « libéralité », sujet à méprise, mais ce que je veux dire, cʼest que lʼesprit est essentiellement une force de générosité et de don de soi, ne sʼeffrayant pas de la réalité la plus banale, jʼallais dire la plus méprisable. Lʼesprit est sujet actif, processus ; il chemine dans le monde de la réalité la plus substantielle à la plus accidentelle (là où nous nous trouvons aujourdʼhui avec ce consumérisme à tout va). Temporairement, disais-je, car ces nouveaux modes dʼasservissement, comme tu les qualifies, font leur temps ; une fois quʼils ne livrent plus aucun secret, lʼesprit les déserte pour une nouvelle actualité, car il nʼy a de fraîcheur (car dʼesprit) que de lʼactualité. Ainsi du puits de pétrole : une fois quʼil a livré sa substance, on le referme et on prospecte ailleurs… Cʼest un peu pareil avec lʼesprit, ce grand prospecteur…
Le danger le plus identifiable par rapport à ces nouveaux moyens de communications que tu décris, cʼest quʼils font perdre de vue à lʼhomme des objectifs plus rationnels et plus substantiels, quʼils les divertissent et les asservissent plus quʼil ne faut. Il convient dʼêtre à lʼécoute de lʼesprit et de ses exigences, cʼest mieux de philosopher que de surfer sur le net…
Jʼirai même plus loin en te disant que cette nouvelle ère du vide dans laquelle nous sommes, traduit le déclin du réel dont parlait Hegel justement. Or — cʼest un point important du hégélianisme — avec le déclin du réel, lʼhomme éprouve le besoin de philosopher. Le siècle à venir sera peut-être plus philosophique que le précédent… Pour le dire franchement, je ne partage pas complètement lʼoptimisme de Hegel ; je crois quʼil y a un risque réel à perdre, avec ces nouveaux réseaux du quotidien, le sens de lʼhumain. Je serais plus proche de la critique nietzschéenne du libéralisme qui signifie pour lui en clair « abêtissement grégaire ».
Quant à la religion, il faut préciser quʼelle équivaut à une forme représentative du savoir absolu. Il y aura toujours un besoin de croire chez les hommes, et qui est légitime. Le problème, si problème il y a, cʼest la forme quʼempruntera ce besoin. Sera-t-il fanatique ou raisonné ?
Je pense que le cheminement de lʼesprit est encore lisible. Prenons la dialectique des besoins qui conduit lʼhumanité à des conflits sans fin… à ces nouvelles guerres que certains légitiment parce quʼelles sont dites « justes » ou « humanitaires ». Difficile de ne pas deviner derrière ces événements lʼacte de la raison qui, pour se réaliser, utilise tous les moyens, y compris les pires.
Lʼillustrateur
Édouard Baribeaud, né en 1984, est un artiste franco-allemand. Il est diplômé de lʼÉcole des Arts Décoratifs de Paris en 2008. Il partage son temps entre Paris et Berlin. Il sʼexprime essentiellement par le dessin, la peinture, la vidéo ainsi que par lʼédition de livres dʼartistes. Il a publié dans divers journaux et magazines français et internationaux (Libération, Inrockuptibles, Frédéric Magazine, Nieves Books). Il a reçu en 2008 le prix de La Fondazione Claudio Buziol à Venise et il a été sélectionné pour une résidence dʼartiste en Allemagne à Schloss Plüschow en 2009. Il expose dans des galeries et musées en France et en Allemagne. [ Site personnel ]
Trois questions à Édouard Baribeaud
1. De ce que tu donnes à connaître de ton parcours, il semblerait que la philosophie ait été assez présente. Au moins comme signe de reconnaissance. En quoi la philosophie inspire-t-elle le dessin et en quoi le dessin sʼautorise-t-il à questionner philosophiquement ?
EB — En effet, les références à la philosophie étaient plus ou moins présentes dans mon travail antérieur. Soit dans le choix de mes titres de dessins, qui font parfois référence à des textes philosophiques, soit par la représentation assez récurrente de la figure du philosophe face à la nature.
Ce qui mʼa intéressé dans Hegel, cʼest le fait quʼil soit un penseur très structuré, logique. Au premier abord, sa pensée semble plutôt stricte et austère si on la compare à la philosophie de Nietzsche, par exemple, qui est bien plus évocatrice dʼimages. Lʼécriture de Hegel est complexe à comprendre et difficile à appréhender. Je ne voulais pas trop me plonger dans la dialectique hégélienne de peur de mʼenfermer dans une sorte dʼintellectualisation qui mʼaurait empêché de voir la force des images du texte de Hegel. Cʼest pour cela que jʼy suis allé de manière intuitive et que jʼai réalisé des dessins qui, me semble-t-il, sont plus des évocations que des illustrations de la pensée hégélienne. » suite…
Souvent il y a comme point de départ une citation, une phrase de Hegel qui mʼinspire. En effet, jʼessaie par le biais de la citation, de la confrontation, de lʼhumour ou de lʼabsurde, dʼemmener lʼimage dans un univers contemporain et différent de lʼimage que lʼon peut se faire de Hegel.
En ce sens, jʼai essayé dʼêtre en écho avec le texte dʼOlivia qui tisse des liens et des parallèles entre la philosophie de Hegel et notre monde contemporain.
2. Tu affectionnes la citation. Quel rôle lui assignes-tu, ici, dans Les Larmes de Hegel ?
EB — Hegel est un penseur universel qui nous fait voyager dans le temps, lʼhistoire, ainsi que géographiquement. Je voulais traiter ce livre comme une sorte de road-movie hégélien. Cʼest pourquoi on retrouve souvent les motifs de la voiture ou de lʼécran de cinéma. De plus, la variété des styles de dessin, qui va de lʼabstrait au narratif ainsi que les collages graphiques évoquent la diversité des thèmes traités par Hegel.
De plus, je souhaitais traiter le gris comme une couleur centrale de mes dessins, en mʼinspirant de la citation du « gris sur gris » de Hegel. Lʼencre de Chine travaillée humide me semble être une technique adéquate pour refléter cette pensée. Les coulures, la matière naturelle de lʼencre et son côté vaporeux sont souvent confrontés à des formes géométriques aux arrêtes nettes traitées à la gouache et font ainsi ressortir cette idée de Hegel de la dualité et de la confrontation entre la nature et la pensée de lʼhomme.
Par ailleurs, le fait dʼêtre franco-allemand, mʼa permis de lire certains textes de Hegel dans la langue originale. Le fait de lire Hegel en allemand mʼa permis de briser ma compréhension dialectique et logique de sa philosophie. En effet, ne maîtrisant pas complètement lʼallemand de son époque, jʼai été sensible à la musicalité, à la Bildkraft (la force de lʼimage) de la langue. Je lisais les textes presque comme une poésie abstraite. Les contours des concepts devenaient flous et jʼentrais dans une zone grise, une sorte de « gris sur gris » où mon imaginaire pouvait se développer à la façon de la chouette de Minerve qui prend son envol la nuit venue.
3. Hegel acceptait par avance que son propos soit daté. Comment envisages-tu lʼachèvement — ou lʼinachèvement — de tes dessins ? Un dessin devient-il daté, lui aussi ?
EB — Je pense que la différence entre le dessin et la philosophie réside dans le fait que la philosophie est écrite et quʼon en a donc une image mentale et cérébrale et que, en revanche, le dessin est une image tangible et palpable. Dans un cas, le pouvoir dʼimagination est créé par des mots et et dans lʼautre par des éléments graphiques. Voilà aussi pourquoi je ne souhaitais pas enfermer mes dessins dans des registres trop concrets et illustratifs.
Cependant, mes images sont figuratives, mais je pense aussi quʼelles portent en elles un certain degré dʼabstraction. Je veux que mes univers soient, en quelque sorte, inachevés et quʼils posent les bases dʼune narration. Ainsi, lʼhistoire peut être continuée par lʼimagination du spectateur.
En ce sens, lʼensemble des dessins forme un chemin. Comme disait Gaston Bachelard « Nous ne devons pas oublier quʼil y a une rêverie de lʼhomme qui marche, une rêverie du chemin. » À sa manière cette phrase illustre plutôt bien la façon dont jʼai traité la série. Je pense que, si les dessins ont une dimension intemporelle, ils permettent au chemin de se prolonger et trouveront ainsi une certaine résonance dans le futur.
Les Larmes de Hegel en d'autres langues
Les Larmes de Hegel entame une carrière internationale. Le titre est disponible en coréen.