♣ Raconte-nous rapidement si c'est possible ce qui t'a amené à lire Deleuze et Guattari. Et peut-être, ta première réaction, ton premier « émoi » en les lisant ?
[JR] Je crois que c'est la mort de Deleuze, alors relayée avec émotion par mon prof d'hypokhâgne (Alain Lacroix, dont je salue la mémoire), qui m'a conduit à jeter aussitôt un œil dans Qu'est-ce que la philosophie ? Ensuite bien sûr j'ai travaillé sur Deleuze en travaillant sur les autres auteurs, en en faisant comme beaucoup et même de plus en plus d'étudiants, je suppose, mon principal professeur en histoire de la philosophie.
Mais Qu'est-ce que la philosophie ? ce fut en effet un premier « émoi » et même le genre de choc qui reste gravé à tout jamais en mémoire. Le passage où ils expliquent que l'immanence absolue n'a été que rarement atteinte par les philosophes, sauf par Spinoza et une fois par Bergson (le chapitre 1 de Matière et mémoire), ou encore une phrase comme « Une fonction est une Ralentie » m'ont hanté ensuite pendant des années. C'est comme si j'avais alors plongé dans un programme de longue haleine qui m'a détourné de tous les autres : je ne me destinais pas spécialement jusque-là à la philosophie, même si j'y ai toujours été très à l'aise ; j'ai aussi cessé à partir de ce moment d'envisager la philosophie comme une simple matière scolaire et ça m'a joué des tours…
Ce programme, il m'aura fallu plus de dix ans pour l'accomplir : comprendre la puissance de cette pensée, comprendre pourquoi Qu'est-ce que la philosophie ? reste à l'heure actuelle sans doute le plus grand ouvrage de philosophie qui ait jamais été écrit (avec l'Éthique bien sûr…). On pourrait dire la même chose de Mille plateaux que j'ai lu et dont j'ai donc éprouvé l'effet de sidération plus tardivement : mais s'il semble encore plus inépuisable, il ne va pas aussi loin, dans l'analyse de la source même des choses.
♣ Pourquoi avoir choisi d'écrire sur Deleuze et Guattari plutôt que sur Deleuze seul ?
[JR] Bizarrement, j'ai commencé le projet en étant comme tout le monde aveuglé par la seule figure de Deleuze, sans tout de suite poser un problème qui est pourtant lui-même aveuglant : peut-on faire une introduction à la philosophie de Deleuze en incluant en elle tous les ouvrages coécrits avec Guattari comme si de rien n'était ? Or, étant donné mon point de départ, l'idée de vitesse infinie qui est au cœur de Qu'est-ce que la philosophie ?, je me suis vite aperçu que quelque chose clochait : l'écart avec tous les ouvrages précédents de Deleuze, aussi bien celui des années 60 que celui des années 80, demeurait irréductible… Et pour cause : c'est une idée purement guattarienne qui ne se trouve nulle part avant chez Deleuze ! Ca m'a sauté aux yeux après avoir plongé de façon systématique dans l'œuvre de Guattari, grâce à l'impulsion des animatrices du séminaire Deleuze-Guattari de l'ENS (Anne Sauvagnargues, Anne Querrien et Manola Antonioli).
L'intitulé initial de mon projet « Deleuze à vitesse infinie » avait donc vraiment quelque chose d'indécent et, de façon générale, c'est le fait de traiter L'Anti-Œdipe et Mille plateaux comme un simple pan de la philosophie deleuzienne, qui serait un pan politique, ou encore de considérer Qu'est-ce que la philosophie ? comme l'apogée de sa philosophie et d'elle seule, qui a quelque chose d'indécent et de parfaitement erroné. Tous ces ouvrages ne peuvent être en vérité traités que d'un seul bloc : ils constituent le système philosophique de Deleuze et Guattari qui a son autonomie propre par rapport à la philosophie de Deleuze. On pourrait même dire que c'est seulement grâce à son travail avec Guattari que Deleuze fait pleinement partie des auteurs qu'il disait chérir parce qu'ils échappaient par un de leurs côtés, parfois tous, à l'histoire de la philosophie.
Et pourtant les introductions intitulées « Deleuze » qui en font sans scrupule le seul auteur de Mille plateaux comme il l'est de Logique du sens se multiplient… L'Université efface peu à peu Guattari des tablettes (comme Engels avant lui). J'espère que cet ouvrage contribuera un peu à inverser cette tendance désastreuse contre laquelle Deleuze lui-même avait déjà mis en garde ses premiers disciples.
♣ Écrire pour un public pensé à l'avance comme « non philosophe », c'est-à-dire écrire hors des canons universitaires, est-ce difficile ?
[JR] Deleuze & Guattari insistent là-dessus à la fin de Qu'est-ce que la philosophie ? : la philosophie a un rapport constitutif avec la non philosophie. Elle devrait toujours être écrite pour les non philosophes. Ça ne signifie pas du tout qu'il s'agit de la « vulgariser », de proposer une version light, expurgée, simplifiée d'un système ou de problèmes philosophiques. C'est même l'inverse : la philosophie light des magazines, c'est toujours la plus dogmatique, la plus gorgée de présupposés dormants et donc la moins éclairante.
Même dans le cadre universitaire, j'ai toujours eu l'impression d'écrire, comme y invitait Deleuze, à la pointe de mon ignorance. Je suis même persuadé qu'on ne peut écrire quelque chose d'intéressant qu'en se situant sur cette mince frontière qui sépare ce que l'on sait de ce que l'on ne sait pas encore. Car ce que l'on sait, c'est aussi ce que l'on a cru jusque-là trop bien savoir, et ce que l'on ne sait pas encore, c'est ce qui est en train d'apporter un éclairage nouveau, comme par en dessous, sur ce que l'on croyait savoir. Voilà pourquoi sur cette mince frontière coïncide la zone des recherches les plus avancées et des éclairages les plus pédagogiques. En écrivant ce livre, je n'ai ainsi pour ma part eu à aucun moment l'impression de traduire à destination du tout-venant des idées acquises et bien comprises par ailleurs, mais de m'expliquer ce que signifie fondamentalement telle ou telle idée et par là même d'en repousser un peu plus loin et pour le plus grand nombre, j'espère, les limites de compréhension.
Le cadre universitaire comporte peut-être ce défaut inhérent à toute institution qui contrevient en même temps à la finalité même qui est la sienne, la recherche : au lieu d'inviter à se situer à la pointe de son ignorance, à remettre en jeu la plus grande partie du savoir constitué, l'Université privilégie au contraire le fait de se réfugier derrière des montagnes de références, de citations, de s'inscrire dans des traditions, de produire du commentaire et tend ainsi à cadenasser tout rapport avec un dehors grouillant, sauvage, susceptible de rendre visible tous ces présupposés.
Or cela vaut pour tout cadre apparemment donné de pensée : il y a malheureusement aussi un usage dogmatique, universitaire, cadenassé de la philosophie de Deleuze et même de celle de Deleuze et Guattari qui ne fait que commencer. On se contente de parler le deleuzo-guattarien et du coup on ne rend plus claire pour personne cette langue inouïe. On oublie les enjeux fondamentaux de leur pensée, en les noyant sous les références internes et le jargon qui tourne à vide, là où ils exigent au contraire d'être confrontés à un dehors (scientifique, économique, etc.) lui-même en variation constante, pour d'autant mieux être compris et mis en lumière.
♣ Ton livre, du moins le premier volume, présente des Deleuze et Guattari très au fait des dernières théories scientifiques. Est-ce une réponse à la vieille affaire Sokal/Bricmont qui, dans leur ouvrage Impostures philosophiques, comptaient Deleuze et Guattari au nombre des imposteurs post-modernes utilisant sans vergogne du langage scientifique mal ou pas du tout compris ? Tu démontres en effet qu'ils savent exactement ce qu'ils font lorsqu'ils utilisent des notions de physique, de maths, de biologie, etc.
[JR] Leur culture scientifique est en effet immense : aucun domaine ne leur est resté étranger et ils en connaissaient même certains de première main. Pour le dire de façon vraiment schématique, Deleuze était plus versé dans les mathématiques (l'analyse standard et non standard, l'invention par Galois de la théorie des groupes, la géométrie différentielle de Riemann, etc.) et la biologie (embryogenèse, controverse Cuvier / Saint-Hilaire, éthologie, néo-darwinisme, etc.), quand Guattari, lui, pensait plus à partir de la physique fondamentale (physique quantique, relativité, cosmologie, etc.). Mais il faudrait citer aussi l'usage qu'ils font de la géologie ou encore de l'anthropologie, de l'archéologie, de la linguistique, etc.
On peut leur reprocher parfois de survoler, d'être un peu trop lapidaires, mais les incursions même ponctuelles qu'ils opèrent dans un domaine donné touchent chaque fois au plus juste. L'Anti-Œdipe ne contient par exemple qu'une seule phrase sur la physique quantique mais elle touche immédiatement au cœur du problème : au principe de superposition et à la révolution ontologique qu'il implique.
Seuls les Français sont étonnés par ce rapport étroit de Deleuze & Guattari aux sciences (et inversement) qui est mon sujet de thèse. Les Anglo-saxons (pour ne parler que d'eux) sont beaucoup plus avancés que nous là-dessus. Deleuze and Science, Virtual Mathematics, Intensive Science and Virtual Philosophy : ce sont là quelques titres et recueils qui commencent à explorer et exploiter, de façon inégalement intéressante, ces liens. En France, leur travail est au mieux réduit à une philosophie politique, alors qu'il n'existe pas de philosophes qui ont fait un usage aussi intensif de la science. Non pas pour épater le chaland, répéter seulement des vérités scientifiques établies ou réfléchir sur leurs conditions d'établissement, mais pour élargir leurs propres cadres de pensée, importer en philosophie des matières étrangères, en nourrir leurs propres distinctions conceptuelles et aller ainsi toujours plus loin dans l'ontologie fondamentale. Ils nouent par conséquent entre philosophie et science un nouveau rapport qui n'est plus, comme c'est le cas depuis Kant, épistémologique (réflexion sur les conditions de la connaissance), mais ontologique (recoupement par d'autres moyens du même objet fondamental que la science, à savoir la Nature dans tous ses aspects). Tout le monde a à mon avis à y gagner.
Quant à l'affaire en question, le canular de Sokal avait au moins le mérite d'être drôle : il avait envoyé à une revue un texte de « science gauchiste » complètement délirant qui avait été publié. Par contre, l'ouvrage écrit ensuite avec Bricmont ne l'était même pas. Il témoignait seulement de leur ignorance complète de ce qu'est un texte de philosophie avec sa rigueur propre : poser un problème dans le cadre d'un système et en déduire des distinctions conceptuelles. Concernant Deleuze et Guattari, ils citent par exemple in extenso le début du chapitre sur la science dans Qu'est-ce que la philosophie ? en disant seulement « Ah oui, au début, il y a des analyses intéressantes sur la notion de fonction et après, eh bien euh, ça n'a plus aucun sens… », ce qui veut seulement dire : on ne comprend plus rien du tout. C'est à peu près comme si un philosophe extrayait d'une revue scientifique un article, disons, de physique fondamentale, jugeait intéressantes quelques distinctions conceptuelles liminaires et, avouant son impuissance à comprendre la suite, la déclarait nulle et non avenue ! Ils se sont donc surtout ridiculisé eux-mêmes avec ce pamphlet vite fait qui ne comportait pas la moindre once d'intérêt. Alors même que le problème posé est en tant que tel passionnant : quel usage la philosophie peut-elle faire de la science, à quelles fins et de quelles façons ?
♣ Qu'est-ce qui t'a conduit à la « vitesse infinie » et à cette « ontologie fondamentale » de Deleuze & Guattari dont on ne parle jamais ? N'est-ce pas en s'aventurant sur ce terrain que Badiou a récolté une « volée de bois vert » de pas mal de « deleuziens » ? Ne crains-tu pas de subir le même sort ?
[JR] Concernant le Deleuze de Badiou [Deleuze, « La clameur de l'Être », Hachette, 2007], il faut clamer haut et fort cette évidence, même si elle fait grincer des dents : c'est le commentaire le plus puissant et le plus stimulant qui ait jusque-là paru sur Deleuze. Badiou ne se contente pas de faire fonctionner la machine deleuzienne en enfilant les concepts comme des perles, il tente vraiment de voir comment elle s'agence et se construit, de dégager les problèmes sous-jacents dont dépend tout le système. Au-delà du passif historique entre les deux (Badiou et ses sbires avaient, semble-t-il, la lamentable habitude à Vincennes de venir interrompre les cours de Deleuze), il semble que les deleuziens ont surtout reproché à Badiou d'utiliser Deleuze pour faire du Badiou. Mais reproche-t-on à Deleuze d'avoir fait de même avec Spinoza, Nietzsche, Bergson, Kant, etc. ? Aurait-on l'idée de reprocher à Hegel d'avoir hégélianisé toute l'histoire de la philosophie pour d'autant mieux en apparaître comme la vérité finale ?
L'ouvrage de Badiou a aussi le grand mérite de se cantonner à l'ontologie proprement deleuzienne (celle de Logique du sens, de Différence et répétition mais aussi de Cinéma 1 et 2, de Foucault et du Pli) sans évoquer son travail avec Guattari et donc sans faire comme s'il relevait strictement du même régime ou n'en était que la déclinaison politique. C'est là, je crois, ce qui fonde, par contraste, l'originalité de mon travail : présenter non plus l'ontologie deleuzienne (avec son répertoire désormais connu de notions — événement, différence, multiplicité, virtuel/actuel, univocité, pli, etc.) mais l'ontologie deleuzo-guattarienne en montrant qu'elle revêt un caractère encore plus fondamental, qu'elle ne fait pas seulement intervenir de jolis concepts systématisés mais rend compte de la genèse même des choses, de l'espace, du temps, de la matière, etc. et rencontre ainsi implicitement la physique aujourd'hui la plus avancée (dont la prochaine révolution conceptuelle passera par le fait de penser la genèse de ses objets les plus fondamentaux).
La vitesse infinie, c'est ce qui définit le chaos, c'est la caractérisation la plus essentielle du fond des choses à laquelle Deleuze & Guattari finissent par aboutir dans Qu'est-ce que la philosophie ?. Voilà des années que cette notion me travaille dans la mesure notamment où j'ai vite fait le lien avec Einstein qui nous a appris, au contraire, qu'il existe une vitesse-limite qui est structurelle à l'espace-temps. En quoi l'idée de vitesse infinie peut-elle donc avoir encore un sens qui ne soit pas seulement pré-einsteinien, pré-relativiste ? La réponse se trouve d'abord chez Guattari qui parle dans Cartographiques schizoanalytiques de « vitesse (infinie) de transformation » : il s'agit donc d'une vitesse de variation en soi des choses et non de déplacement ou de transmission dans un espace donné comme c'est le cas en relativité restreinte. Voilà l'avancée théorique majeure qui redonne à ce concept toute sa pertinence aujourd'hui.
♣ Comment s'est passé la collaboration avec Benoît Preteseille ? Le dessin peut-il inspirer l'auteur ?
[JR] Je crois que Benoît m'en veut un peu de l'avoir embarqué dans mon rythme propre d'écriture impliquant une remise permanente sur le métier de ce qui a déjà été écrit. Il a, je crois, dû jeter du coup beaucoup de dessins ne correspondant plus aux incessantes dernières versions du texte. Il faut dire que j'ai une façon d'écrire assez proche de l'univers en expansion : quelques lignes jetées en style télégraphique finissent par enfler, produire des paragraphes, voire des chapitres entiers, en ne cessant de se transformer à chaque accroissement… De quoi rendre fou en effet un illustrateur ! Mais il ne s'en laissera plus conter pour le second volume : il est fermement décidé à attendre, je crois, que l'expansion encore en cours ralentisse et se solidifie quasi-définitivement !
Cela dit, je suis absolument ravi de mon côté de la tournure que les choses ont prise. Le travail qu'il a effectué m'a bluffé. J'ai pu constater que mon texte a peu à peu défait ses lignes, tout ce qui l'attachait encore au figuratif, aux formes anthropomorphiques, etc. C'était très beau à voir : un véritable « devenir-gazeux » en acte — effet deleuzo-guattarien par excellence. Il est arrivé de fait à un résultat absolument magnifique sur les textures, les genèses de formes, les variations internes des dessins. Il est parvenu à mettre du mouvement partout, à faire de l'abstrait entièrement mouvant : une véritable gageure dont je le félicite chaudement !
Inspiration n'est pas vraiment le mot adéquat. On a très vite décidé de suivre nos deux lignes propres, qui se présupposent réciproquement (notamment avec l'idée de variation) mais n'entrent pas dans un rapport terme à terme (qui impliquerait que tel dessin soit là pour illustrer tel passage précis ou tel texte là pour traduire tel dessin donné) : textes et dessins ont ainsi eu un rapport exactement analogue à celui de l'expression et du contenu, selon la distinction opérée par le linguiste Hjelmslev qui est si essentielle à la philosophie de Deleuze & Guattari. Ses dessins n'ont donc pas eu un véritable effet d'inspiration sur le texte qui reste soumis à des impératifs et une logique propres. Par contre, il a profondément et définitivement transformé le contenu « figural » que j'ai pour ma part toujours implicitement ou explicitement associé à tel ou tel concept ou bloc de pensée de Deleuze & Guattari. Il a évidemment indéniablement enrichi cet imaginaire abstrait. De fait je n'imagine pas aujourd'hui mon texte, et notamment la seconde partie qui reste encore à achever, sans le contenu figural mouvant, vibratoire, magnétique que Benoît lui apporte.