Mais il nous a tout de suite enchanté.
Il insiste avec lyrisme sur un des aspects, parmi les plus forts, de la pensée des deux Allemands. La façon rationnelle « raisonnable » de penser qui sʼest imposée au moment des Lumières, la voie de sortie de la pensée magique, traditionnelle, religieuse, que nous avons empruntée en Occident — dont Ulysse est le premier passeur — contient en son sein une violence ineffable, irrationnelle : la raison contient son contraire, elle est dʼessence « dialectique ».
Adorno et Horkheimer ont creusé cette idée jusquʼen des profondeurs insoupçonnables dont ce livre montre les points saillants, de manière espérons-nous didactique sans être simpliste.
Je me permets une courte anecdote, relative à des faits connus et souvent oubliés et que lʼidée grossièrement exposée ici dʼune dialectique de la raison peut déjà éclairer dʼune manière nouvelle. » suite…
En 2001, une épidémie de fièvre aphteuse, maladie souvent bénigne mais extrêmement contagieuse, a conduit les autorités sanitaires anglaises à faire abattre sept millions de têtes de bétail (pour 2030 cas avérés de maladie [selon Wikipedia], les autorités admettant ensuite du bout les lèvres que lʼétendue démesurée de la tuerie est en partie due à une « modélisation mathématique malheureuse ») pour protéger la valeur à lʼexport du « livestock ».
Carnage insensé au nom de la pure ratio gestionnaire. Le pays est littéralement à feu et à sang. On creuse dʼimmenses fosses. On brûle les carcasses. Les bêtes font la queue en meuglant vers leurs bourreaux — des militaires quʼon a mis à la sale besogne. Un gigantesque tableau de Bosch dans la riante campagne anglaise. Des paysans manifestent même pour que cesse le massacre. Certains écrivent des poèmes à leurs bêtes pour tenter de sauver quelque chose dʼelles, quelque chose au-delà de leur valeur économique. Mais la décision est irrévocable et lʼholocauste — au sens premier du terme — suit son cours.
Je me souviens dʼavoir été très choqué par les images de lʼépoque, sans alors vraiment comprendre pourquoi (je ne suis pas particulièrement militant de la défense des animaux, jʼétais dʼailleurs choqué dʼêtre choqué). Ce livre me lʼa fait comprendre à retardement. Se glisse en fait dans la réalité comptable de la décision dʼélimination quelque chose comme une force sacrificielle, une démence injustifiée. Lové au sein de la « juste mesure » (sur cette expression largement ironique, voir le chant VIII de ce livre, le massacre des « prétendants »), lʼappétit du massacre est là, tapi.
Nous sommes dans une situation ambiguë, où la chosification des êtres par la raison — une décision gestionnaire dʼélimination des ressources animales, rien de plus — prend à cause de sa dimension inhabituelle la forme dʼune sorte de rituel mortifère. Mais au bout du compte, le massacre gestionnaire révèle au grand jour la folie déjà incluse dans lʼidée même de « ressource animale ». On pourrait aussi dire que les animaux « sacrifiés » ici sur lʼautel de la raison sont déjà morts avant que dʼy passer. Leur valeur « comptable » est celle de leur valeur une fois morts. Leur vie ne doit servir quʼà ne pas empêcher leur carcasse dʼavoir de la valeur. Cʼest à mon avis un exemple éclatant de ce que Adorno et Horkheimer appellent la mimesis mortifère : lʼidentification de la substance vivante à la mort que la raison fige en plus petit dénominateur commun à tout existant.
Ce livre montre ainsi comment Adorno et Horkheimer avaient extirpé de la légende dʼUlysse une lecture lucide de notre rapport biaisé, antagoniste, au monde. Antagonisme né de notre stratégie de survie originelle contre les innombrables terreurs que la nature nous a fait subir. En conséquence, domination de la nature et domination de lʼhomme par lʼhomme sont liées par les mêmes prémisses de terreur sourde.
Cette « stratégie raisonnable » conduit in fine à se retourner contre le monde, et même contre soi.
Proposer une introduction à ces idées compliquées nous semble tomber à pic tant lʼévidence de lʼactualité dʼune folie de la raison, dʼune autodestruction raisonnable, est devenue patente.
Lʼautre mérite de ce livre est de dévoiler un peu de la diatribe dʼAdorno et Horkheimer contre les mathématiques modernes (la crise des subprimes était aussi une crise dʼune certaine mathématique), et plus généralement contre la science, qui perpétuent sous le masque de lʼobjectivité absolue cette violence portée en fin de compte — cʼest ce que jʼen ai compris — par un désir de réduction du monde à une série dʼéquivalences confortables pour lʼesprit tourmenté. Ce désir de tout rendre équivalent à tout est nommé « fongibilité universelle », terme qui raconte magnifiquement le capitalisme.
À bien y réfléchir, cette crise de la fièvre aphteuse peut très facilement être rapprochée de la crise des subprimes, de ces bulles spéculatives où, de décisions uniques absolument valables sur le plan de la ratio gestionnaire, naissent des mouvements de panique, des situations de chaos et de violence incontrôlables.
Cʼest pourquoi nous avons voulu faire cet ouvrage. Il remet comme on dit beaucoup de choses en perspective. Il est dʼune actualité absolument brûlante tout en étant tourné vers la nuit des temps. Le constat dʼAdorno et Horkheimer sur la raison nʼest cependant pas désespéré, il permet au contraire de suggérer entre les lignes un autre rapport au monde qui va bien au delà de lʼ« écologie », une expérience plus épaisse de la vie, que les dessins de Fred Coché mettent en scène avec un lyrisme et une certaine brutalité poétique tout à fait cohérente avec son propos.
Guillaume Ollendorff, éditeur.